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Les souvenirs orphelins meurent de ne pas avoir été racontés.

Les souvenirs orphelins meurent de ne pas avoir été racontés.

(En cette semaine de l'Alzheimer un extrait de ce texte a été partagé par la société québécoise de L'Alzheimer. Voici le texte intégral )


Les souvenirs orphelins meurent de ne pas avoir été racontés.

Ce texte en est un contre l’oubli, pour contrecarrer avec des mots la maladie. Une lettre à mes enfants pour leur avenir et paradoxalement en souvenir de mon défunt père et de son Alzheimer .


Chers enfants, mon éternité,

Un jour, après avoir acheté des patins à mon petit garçon, répétant un geste ancestral, presque inné, j’ai ressenti la présence de mon défunt-papa.

Je laçais tes patins, William, et, par-dessus mon épaule mon père Fernand est apparu, pas comme un fantôme ...mais il était là.

Je tirais sur tes lacets de la même façon que lui, je mettais le patin entre mes jambes pour qu’il ne glisse pas, comme lui, en prenant bien soin d’éviter l’entrejambe, comme il le faisait. Je réalisais que mon papa, était toujours là, bien vivant, en moi et qu’il veillait sur toi. C’est à partir de ce moment que j’ai entamé une réflexion intense qui perdure aujourd’hui encore.


Premièrement, je constatais que mon père avait été beaucoup plus présent que je voulais bien me le faire croire. Je dus me rendre à cette évidence car partout où il y avait un sport à pratiquer avec vous mes enfants, papa Fernand se pointait le bout du nez.

À chaque geste que je faisais avec l’un de vous, Marie-Ange ou William, miraculeusement il réapparaissait, souvent avec ma mère à ses côtés, mais sa présence à lui était plus étonnante, car je ne me souvenais pas qu’il ait été aussi omniprésent dans mon enfance ( il faut dire que, parfois les enfants, quand il est sujet de leur parent, ont la mémoire sélective.).


Mais voilà que comme par magie, presque à chaque activité avec vous, un souvenir enfoui de mon papa resurgissait du passé, accompagné de tout un pan de mon vécu que j’avais occulté. Des souvenirs dans lesquels je ne m’étais pas replongé depuis si longtemps que je les avais rayé de mon histoire.


Mes enfants, mes petits amours, si vous n’aviez pas été là, ces souvenirs seraient probablement disparus à jamais dans les méandres de la mémoire, dans les limbes du temps, aux côtés de tous ces millions de gestes et de moments précieux du quotidien qui s’additionnent les uns aux autres dans notre mémoire surchargée. Des souvenirs disparus mystérieusement, au détriment de nos papas, qui paient souvent la facture en essuyant les critiques d’enfants peu reconnaissants et surtout inconscients, qui leur reprochent leur absence. Maintenant que les rôles étaient inversés je saisissais toute l’ampleur de mes effronteries de l’époque et de mon égoïsme encore lattant.


J’ai compris alors que pour mon père il ne s’agissait pas à l’époque d’absence mais plutôt d’une autre forme de présence. À bien y penser, cet oubli, ce n’est pas que de l’ingratitude ; c’est aussi la mémoire encombrée dans laquelle de nouvelles expériences empiètent sur les vieux souvenirs, dans ce casier restreint qui se déleste du trop-plein.

On peut aussi mettre au banc des accusés de cette injustice les responsabilités quotidiennes qui nous mettent constamment en état d’urgence, ce qui ne laisse aucun temps pour s’arrêter, souffler et se remémorer nos souvenirs.

Il y a trop de télé, trop de radio, trop d’Internet : cela nous empêche de raconter autour du feu les contes et légendes qui tissaient les liens d’une famille et fondaient son unicité. C’est la fuite vers l’avant, dans le divertissement facile et futile, la fuite dans l’oubli; le lavage de cerveau instantané.

Car on pense à tort, comme le veut l’adage, que «les gens sans histoire sont des gens heureux». Foutaise ! Ça fait surtout des gens qui ne se connaissent pas et un peuple fade et mou sans repères, qui court à sa perte.


Les histoires de nos parents sont un ciment familial, ce sont les leçons du passé et ce qui reste des liens de sang qui font ce que nous sommes. À plus grande échelle, c'est ce qui fait aussi les racines d'un peuple.

Vivre le moment présent, accepter le poids des bagages que l’on porte et regarder vers le futur : pas facile. « Je me souviens. » C'est sans doute l’affirmation la plus importante de notre histoire. Et la société québécoise ne l’a pas comprise. Dans le slogan inscrit sur la plaque d’immatriculation de la voiture de tous les Québécois se trouve une question, une affirmation et la solution à l’impasse de tout notre peuple : se souvenir.

Se souvenir.


Papa est mort l’an passé, de la maladie d’Alzheimer.(2012) Comme tout cela est étourdissant. Moi qui tranquillement, jour après jour, vous élève, mes enfants, pendant que les souvenirs de mon père me reviennent, plus clairs grâce à vous. Alors que ceux de papa se sont lentement fondus dans l’oubli à jamais. Il a tout oublié même les événements de sa propre vie, jusqu’au nom de son fils...

Mon père était devenu presque invisible. Sans les souvenirs, il ne reste rien. Au fil de sa maladie, la communication devenait de plus en plus ardue. Pour ne se résumer qu’à de légers signes de tête. Et puis finalement plus rien. Je ne savais même plus s’il me reconnaissait. J’oubliais chaque jour un peu plus le son de sa voix.

Je devais plonger dans mes vieux souvenirs et chercher à me remémorer son timbre en repensant à des situations particulières de mon enfance. « Envoye, patine, Stéphane! Patine! »

Le déclin de mon père a commencé le jour où il a décidé de ne plus rien faire. Il avait choisi d’arrêter le dernier sport qu’il pratiquait avec passion et amour, le golf, trop orgueilleux pour supporter de voir encore baisser son pointage, à cause de sa cataracte.

À partir de là, sa situation s’est dégradée aussi rapidement qu’une voiture abandonnée. Lors de mes visites à mon père au CHSLD, j’avais décidé, pour ne pas rester là silencieux à ne rien à faire, de lui raconter des souvenirs de nous deux, sans pourtant savoir s’il m’entendait ou s’il me comprenait, tant son état était critique. Je voulais qu’il reste là, vivant, dans ma mémoire, comme pour combattre son amnésie à lui... Je voulais forcer les souvenirs à rester présents. Les obliger, même, à devenir de plus en plus précis, pour qu’ils se cristallisent dans ma mémoire, pour qu’au moins un de nous deux continue de porter notre héritage. Pour que ce que nous étions ne meure pas. Lui, devenait de plus en plus flou.

Parfois, quand je l’embrassais sur le front avant de partir, je percevais dans le fond de son regard, le temps d’un éclair, cette petite lumière, et enfin je revoyais mon papa comme il avait été quand j’étais petit. Une lueur du passé, une lucidité passagère. Mon petit papa d’amour.

En ces petits moments trop rares qui ne duraient que quelques secondes, j’espérais au plus profond de moi qu’il se souvienne de son fils. Qu’il produise un son, qu’il dise un mot dont l’écho résonnerait dans sa chambre.

Un seul mot. Un mot qu’il avait pourtant si souvent répété... « Stéphane! » À la limite, qu’il me chicane comme quand j’étais enfant : « Stéphane, arrête de niaiser! » Mais qu’il me nomme. Qu’il reconnaisse son fils. Son petit Stéphane... Mais plus rien, plus jamais de Stéphane.

Parfois mes enfants, je vous emmenais voir votre grand-père. Je vous expliquais tout de sa condition et je voulais vous raconter sa vie pour que vous aussi soyez porteurs de son éternité.

J’ai réalisé qu’il me manquait de grands bouts de l’existence de mon père, que je ne lui avais pas posé assez de questions de son vivant, que j’aurais dû lui demander plus de détails sur son enfance, ses amis, son village, son travail, sa passion secrète pour la musique country, bref, sur sa vie.


J’ai réalisé qu’on ne se raconte pas assez nos souvenirs. On allume plutôt la télé et on suit la vie insipide de personnages de fiction ou celle des concurrents d’une émission de télé-réalité, assoiffés de gloire éphémère.

On est friands d’entrevues biographiques banales au cours desquelles se racontent des personnalités publiques égocentriques, alors qu’on connaît à peine la vie des gens qu’on aime et qui nous entourent.

On devrait obliger les familles à se raconter des histoires au souper. À partager le patrimoine, l’expérience des doyens.

Mon père mourait de la maladie d’Alzheimer et moi j’essayais de me souvenir. À force de me replonger dans son passé, quelques souvenirs sont apparus. Des moments tendres entre lui et moi, et aussi des choses qui me semblaient anodines à première vue mais qui cachaient parfois une signification insoupçonnée.

Je me souvenais aussi combien il avait aimé ses voitures, passion qu’il m’a léguée. Chaque nouveau véhicule correspondait à une étape de sa vie. Et ironiquement, à l’arrière de chacun, sur une plaque était inscrit : « Je me souviens. » Je me souviens.


Parfois, après une journée passée à écrire, apprendre des textes et vous aider à faire vos devoirs, au coucher, toi, Marie-Ange, tu me demandais de te raconter une histoire de mon enfance. Alors, pour t’amuser, je te racontais la fois où je suis tombé dans la grange, pris dans le remonte-balle de foin. Et ensuite, la fois où, endormi, j’ai fait pipi dans la poubelle le matin à côté de la table à déjeuner. Puis cette fois, alors que j’étais dans la lune, où j’ai mis mon gant de baseball dans le congélateur, pour ne le retrouver que le jour de ma prochaine crème glacée. Et cette autre fois où j’ai bloqué un rang accidentellement avec un troupeau de vaches qui m’avait fait peur...

Or, par la suite, chaque soir tu voulais une nouvelle histoire. Moi, fatigué de ma journée, je voulais plutôt t’inciter à gagner le sommeil. Mais rapidement, j’ai vu dans tes yeux l’importance que cela avait pour toi, ma fille, et j’ai alors réalisé l'importance que cela avait pour moi aussi.

Grâce à toi, je me suis redécouvert. D’où je viens, qui j’ai été. Et ça m’a beaucoup aidé à savoir où aller.

Un enfant, c’est un régénérateur à particules. J’ai cru que je manquerais de souvenirs et d’anecdotes. Mais en fouillant bien loin au fond des tiroirs de ce vieux cerveau qui avait pourtant connu tant de commotions, bien d’autres souvenirs revenaient à moi, comme par magie. Alors je me suis mis à t’expliquer comment étaient mon papa et ma maman, et à te raconter leurs péripéties.

Puis à te parler de leurs différentes expériences de vie, plus profondes.

Ce dialogue-là est devenu très salutaire pour moi et pour toi, qui n’as pas connu ta grand-maman et ton grand-papa, lui mort alors que tu n’étais qu’un ange et pas encore une Marie, et elle, décédée un an jour pour jour avant ta naissance. C’est là que je t’ai raconté la magie de ta venue au monde. Écoutez bien.

Nous venions d’apprendre que votre maman était enceinte ; j’allais annoncer la nouvelle à ma mère. « Maman, si c’est une fille, elle va s’appeler Marie-Ange. »

Comme c’était le nom de sa propre mère, sur le coup elle a fondu en larmes. Qui plus est, ma grand-maman Marie-Ange m’a élevé pendant les premières années de ma vie. Ce cadeau, baptiser ma fille du nom de sa mère, avait touché ma maman au plus haut point.

Ce qui suit montre une fois de plus que la vie ne peut être contenue dans un plan cartésien ; c’est plutôt une suite de hasards et de fatalités insaisissables. Notre premier enfant, ce fut toi, William. Un garçon. Un cadeau du ciel toi aussi.

Votre mère et moi étions le couple le plus heureux du monde d’avoir eu un garçon, même si nous nous étions préparés à une fille. L’arrivée de ce bébé me combla de bonheur. Ma mère t’a donc connu, William. Mais quelques années plus tard, elle a dû subir une opération très importante au cœur. Nous étions inquiets pour sa vie.

Elle surmonta cette épreuve malgré son âge respectable. Mais quelques semaines plus tard, le 1er mars 2004, elle mourait de la bactérie C difficile. Au mois de juin, votre maman tomba de nouveau enceinte et devait accoucher autour du 20 février. Mais voilà, le 20 arrive, puis passent le 21, le 22, le 23... Malgré une ouverture considérable, elle n’accouchait pas. Le 28 février, exaspéré, le médecin décidait de provoquer l’accouchement pour le lendemain.


Si vous connaissiez mon ex-femme, vous auriez compris que ce n’est pas le genre de fille que l’on provoque. Mais voilà, soudain, plus besoin de provocation : le matin du 1er mars 2005, votre maman donnait naissance à une superbe fille du nom de Marie-Ange. Un an jour pour jour après le décès de ma mère. Et ma défunte mère savait bien que si j’avais une fille, elle porterait le nom de sa propre mère, ma grand-mère Marie-Ange.

On peut mettre ça sur le dos du hasard ou dire que c’est nous qui avons voulu inconsciemment organiser les choses ainsi. Mais il n’en est rien. Il y a des plans dessinés par un architecte supérieur, par un quelconque dieu. Je préfère de loin penser que c’est la magie de l’existence, le formidable roman de la vie.


C’est vous, mes enfants, qui me permettez de voir cette vie dans son côté le plus magique. Je ne vous cacherai pas que quelquefois, je préférerais dormir le matin plutôt que de me faire réveiller par des petites pestes au visage d’ange sautant sur mon lit pour jouer... Mais est-ce un si gros sacrifice quand on pense à tout ce que vous apportez à notre vie ? Quand vous étiez plus jeunes, j’ai vécu une situation des plus troublantes.

Lors d'une visite à mon père invalide, je nourrissais Marie-Ange, qui était bébé, à la cuillère. En même temps, je faisais la même chose pour mon père. Je les nourrissais les deux de la même nourriture molle. La boucle était fermée. Le début et la fin. Les deux devaient être pris en charge, l’une pour s’élever dans la vie et l’autre pour la quitter.

Je donnais une bouchée à Marie-Ange et j’essuyais délicatement sa bouche, je donnais une bouchée à mon père et j’essuyais tendrement sa bouche. Ce fut un choc.

J’ai dû m’arrêter un temps et reprendre mes esprits tant l’image était saisissante et m’avait troublé. La chair de ma chair et mon propre géniteur, réunis par un geste, par le passage d’un objet qui entre et sort de la bouche. Ce même geste qu’on a fait avec moi bébé et qui m’a permis d’être là aujourd’hui.

Tout est là : quelqu’un prenant soin de quelqu’un d’autre, le nourrissant. Sans ce geste anodin... tout cesserait. Papa avait toujours raison.

Comme modèle, j’ai eu un père des plus traditionnel : il travaillait, ma mère était à la maison. Il rapportait l’argent et s’occupait des activités sportives. Quand nous avions des problèmes personnels, nous allions voir ma mère, tant pour une égratignure au genou que pour une blessure de l’âme. Émotivement, mon père était surtout présent à travers son silence, son regard.

Il parlait peu, mais quand il parlait, il résumait tout dans des phrases simples et implacables de logique. Mon père correspondait au modèle du père traditionnel pourvoyeur et fier qui n’a jamais changé une couche de sa vie, comme le veut le cliché.

Alors, je me suis toujours vu comme le meilleur des papas du monde, car en plus de rapporter l’argent à la maison, je jouais avec vous, vous faisais faire du sport, tout en changeant vos couches et en participant aussi aux tâches ménagères! Ce que jamais mon père n’aurait fait.


J’étais comme la plupart des papas de ma génération : actif dans la vie, présent à la maison et à l’écoute émotionnellement de votre mère, ma conjointe. Alors, comprenez comment nous sommes tous surpris, nous, papas modernes, quand nous voyons nos femmes insatisfaites de notre implication familiale. « Quoi? Je n’en fais pas encore assez? Si je me compare à mon modèle de père, je suis pourtant un superhéros. »

Mes enfants, je vous ai connus, j’ai vécu chaque moment de votre vie, chaque étape de votre évolution. Chaque petit pas, chaque petit son, vos premières paroles. Chaque randonnée à bicyclette, chaque journée de congé, j’ai été présent auprès de vous, je le suis encore et j’en suis le père le plus heureux, le plus reconnaissant.

Car vous m’avez nourri de souvenirs heureux à m’en gaver. Nous nous racontons déjà au souper des histoires qui ont eu lieu il y a quelques années à peine ; déjà l’héritage opère et j’essaie de cristalliser dans vos petites âmes les bonheurs de votre enfance.

Grâce à vous. À travers vos regards, j’ai pu revoir la vie avec mon cœur d’enfant. Du trèfle à quatre feuilles que l’on cherche dans le gazon aux poils de carotte du gros minou en passant par la première balle frappée au baseball, le premier but de soccer, le premier tournoi de hockey... Toutes ces choses qui rappelaient à ma mémoire mon père, ma mère, ma famille.


Jamais je ne vous serai assez reconnaissant de m’avoir ramené pour un temps mon cœur d’enfant, d’avoir fait revivre mon père. Vous êtes magique, mes enfants, et si purs. Avec l’enfant, on ne peut pas jouer à moitié, il n’y a pas de demi- mesure. L’enfant vit totalement dans le moment présent, et il n’acceptera pas que son parent en soit absent.

L’enfant, c’est l’immortalité; paradoxalement, c’est aussi un rappel que tout a une fin et que nous allons être remplacé. « C’est le grand cycle de la vie », comme dit si bien le roi lion de Disney.


L’enfant, c’est un cri d’alarme, un appel urgent à vivre entièrement le moment présent. L’enfant est une source de bonheur pur, et être papa, c’est tout un honneur. L’enfance pure, qui n’a pas accumulé de poussière ni développé les filtres qui constituent l’ego au fil des ans. Cet ego, à l’âge adulte, devient une carapace de protection qui nous éloigne de notre essence. Car notre essence, elle est là, au fond de nous, avec son cœur d’enfant, toujours prête à répondre présent et à aller courir après un ballon. S’il y a une chose que je sais et que j’ai appris grâce à mon père, c’est que les souvenirs orphelins meurent de ne pas avoir été racontés.


Mon métier, c’est me souvenir des mots, me souvenir de mots que je joue sur scène ou à l’écran. C’est aussi garder en vie des impressions et des souvenirs pour que, en tant qu’auteur, je puisse immortaliser des émotions sur le papier virtuel de mon écran cathodique. Maintenant, je replonge si souvent dans le passé que j’ai peur parfois de ne pas être capable d’en émerger.

Mais vous, mes enfants, en créant de nouveaux souvenirs, vous avez nourri ma plume et aidé votre papa à se retrouver. Maintenant, je sais qui je suis : avant d’être auteur ou comédien, je suis pour toujours le fils de Fernand et Colette, et le papa de William et Marie-Ange.


Je sais que nous sommes ici de passage pour préparer le chemin afin qu’il soit le plus agréable possible à notre progéniture. Vous êtes un rappel que nous sommes humblement sur terre pour que le grand mystère de la vie perdure.

À l’époque où je n’avais pas encore de famille, un soir de profonde tristesse je faisais la vaisselle. Je croyais être seul et je me parlais — signe de folie selon certains, signe de génie selon d’autres, signe de grande solitude selon moi. Mais voilà, je me parlais. Je ne savais pas que ma copine de l’époque était dans l’appartement.

Et au moment où je me suis fait cette réflexion à haute voix : « Où es-tu, petit Stéphane ? », elle est entrée dans la cuisine. Elle m’a entendu et vu être ému. Ces mots sont sortis de ma bouche spontanément, avec mes pleurs et ma tristesse de l’époque, provoqués par la dureté du métier de comédien, par mes échecs et mes peines, par la complexité des rapports humains. — Où es-tu, petit Stéphane ? Ma copine de l’époque était estomaquée par cette phrase. Elle comprit le désarroi qui m’habitait.

J’ai prononcé ces mots sans trop réfléchir, mais par la suite j’ai compris que je cherchais à retrouver ces sentiments en moi, la pureté de l’enfant qui aborde les choses avec simplicité, modestie. L’ego est le pire ennemi du bonheur. Je savais que le temps et les poussières provoquées par la friction des relations adultes m’avaient éloigné de moi, de mon essence, de la personne que j’étais. Où es-tu, petit Stéphane ?

Quand je vous vois, mes enfants, je comprends la force de cette phrase, sortie comme ça... Je voyais à travers l’enfance la beauté et la pureté de ce que j’avais perdu. Mais grâce à vous, je la revis chaque jour.

Mes enfants, vous êtes meilleurs que moi. Vous êtes l’addition de votre mère, de moi et de nos passés. Ce que j’ai fait pour vous, ce n’est rien en comparaison à tout ce que vous m’avez apporté. Oui, je vous laisse le chemin le mieux défriché possible. Mais vous choisirez bien votre propre route, je vous fais confiance.

C’est un échange salutaire. Je vous ai donné la vie, et vous m’avez redonné la mienne. Vous avez nourri mon âme, j’ai tenté de nourrir la vôtre. Un jour, lors d’une visite chez mes parents au début de la maladie de mon père, dans un moment de dépression il m’avait lancé, en pleurs, cette phrase qui me hante toujours : « À quoi tout ça a servi? » À quoi, papa?

À faire ce que je suis, à partager tout ce que tu as été, à partager ton héritage de bonté et de valeurs, à m’avoir rendu heureux. À m’avoir légué les plus belles choses, que je n’ai jamais apprises à l’église ni dans un livre d’école : ce bon sens humain, cette grandeur d’âme que tu as su manifester avec si peu de mots. À quoi tout ça a servi, papa?

Demande-le à William et Marie-Ange. Si tu voyais la beauté qu’ils portent de toi. À quoi tout ça a servi, papa ? À LA VIE.

Je t’en remercie. (Bon Dieu que j’aurais aimé te répondre ça de ton vivant.)

Nos enfants, il faut les nourrir de souvenirs, de réflexion, de morale. Je vous dois bien ça, Marie-Ange et William. Je vous suis tellement reconnaissant de me ramener ces leçons simple et si vraie de la vie. Et grâce à vous, j’écris, je joue, je vis... en me souvenant. Merci, mes amours!

D’un papa très humble devant l’immensité et la richesse de ce que vous êtes.

Ce soir, je vais vous raconter la fois où, enfant de chœur à l’église, j’avais lavé les mains du curé avec le vin de messe au lieu de l’eau bénite... Bonne nuit, XXX

Comédien, auteur, réalisateur ... et surtout papa.

Stéphane E. Roy est à la fois acteur, dramaturge et réalisateur. Il a étudié l’art dramatique à l’Université du Québec à Montréal. Comédien populaire autant connu au petit et au grand écran. Il mène parallèlement une fructueuse carrière au théâtre et sa pièce 9 Variations sur le vide a même été adapté au cinéma. Ses pièces Garçon, Mars et Vénus, Me, Myself & moi-même et Ils se sont aimés, ont connu de grands succès.

Donnez généreusement pour qu'ils se souviennent eux aussi.




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